Politique

Interview / Prof Aimé Gogué: « Ce qui s’est passé le 22 février n’est pas une élection»

 

 

Dans l’interview ci-après qu’il a accordée à Liberté, le Prof Aimé Tchabouré Gogue revient sur la présidentielle du 22 février 2020, le contentieux électoral, les responsabilités dans ce nième échec de l’alternance. Le Président de l’Alliance des démocrates pour le développement intégral (ADDI) se prononce également sur la stratégie à mettre en œuvre pour l’avènement de l’alternance/changement, mais aussi  les tueries de civils aux allures d’exécutions sommaires ces derniers temps. « Agissez contre la dictature non pas en répondant à l’appel de quelque leader que ce soit, mais parce que vous pensez à vous-mêmes, aux citoyens de votre génération et à vos (futurs) enfants », lance-t-il à la jeunesse togolaise qu’il appelle à s’inspirer de la jeune pakistanaise Malala Yousafzai, prix Nobel de la paix en 2014 pour sa lutte pour la promotion de l’éducation de la fille dans son pays et dans le monde.

 

Liberté : Présidentielle de 2020, encore une occasion d’alternance ratée. A qui la faute ?

Prof Aimé Gogué : Il est difficile de trouver une cause unique à des phénomènes sociaux aussi importants. Au lendemain de cette consultation électorale, nous avions fait un bilan de ce qui s’était passé : le fait que ce soit le candidat d’UNIR qui soit déclaré élu. Nous avions trouvé des causes internes et externes au parti (je peux dire partis de l’opposition).

En ce qui concerne les facteurs internes, je dirai qu’il y a eu principalement l’insuffisance de ressources financières, humaines et matérielles.

Concernant les causes externes au parti, j’énumérerai notamment : i) le cadre électoral inapproprié ; ii) les achats de conscience, les fraudes, les intimidations, les violences exercées par UNIR et des cadres de l’administration publique ; ii) le fonctionnement de UNIR comme parti-Etat ; iii) le non-paiement de la subvention publique aux candidats ; iv) la complicité de membres de la FOSEP, des chefs traditionnels, etc. ; v) le comportement des « experts politiques » ; iv) les passagers clandestins ; et vi) la peur qui tétanise la population.

Si je m’appesantis sur le cas du comportement de membres de la FOSEP, des « experts politiques » et de la population, c’est parce que les autres facteurs ont été suffisamment commentés.

Des membres de la FOSEP. Je ne donnerai qu’un seul exemple : dans une localité, alors qu’une militante d’un parti de l’opposition était agressée par de jeunes d’UNIR, un élément de la FOSEP qui assistait à la scène a refusé d’intervenir parce qu’il n’avait pas reçu des instructions de sa hiérarchie : et le principe d’assistance à personne en danger ?

Les experts politiques. Il s’agit ici de ceux qui ont des avis éclairés et arrêtés sur ce qui doit être fait. Leur argumentation nous a entraînés sur de longues discussions sur l’opportunité ou non de participer au scrutin ou à son boycott. En outre, la stratégie de la candidature unique a mobilisé beaucoup de notre temps et de nos ressources pour arriver à la présence de six candidats de l’opposition. En dépit de cela, et au mépris des leçons de l’histoire des élections dans la quasi-totalité des pays du monde, les spécialistes de la candidature unique ont continué à diffuser leur expertise au cours de la période de la campagne électorale en focalisant leurs attaques sur les candidats qui n’avaient pas opté pour cette stratégie, fragilisant ainsi tous les candidats de l’opposition.

Les passagers clandestins sont ceux qui veulent l’alternance/changement tout en ne faisant aucun effort pour y arriver : pour eux, tout doit être fait par les partis politiques, voire les leaders de l’opposition : ils ne financent la campagne d’aucun candidat de l’opposition, ne participent pas à la sensibilisation des électeurs, ne se préoccupent pas de la sécurisation des résultats des élections. Tout service pour un parti politique doit être payé par ce dernier, même s’il faut traduire les responsables de ces partis devant la justice. Ils auront trop fait s’ils crient leur désir pour l’alternance/changement. Le jour de vote, ils ont eu le choix entre ne pas aller voter (puisque le vote ne sert à rien) ou aller voter et après rentrer tranquillement chez eux, se prélasser ou aller prendre un pot en attendant que d’autres continuent à se battre !

La population. Cette fois-ci, le niveau élevé du taux de participation suggère qu’elle s’est mobilisée et a accompli son devoir citoyen : voter. Mais pourquoi a-t-elle contribué à l’échec de l’alternance ? En plus d’avoir fait l’objet d’achat de conscience, elle a été observatrice volontaire des fraudes, intimidations, violence dont ont été victimes des militants de l’opposition dans des bureaux de vote.

Je mentionnerai en passant une certaine presse qui, en s’inféodant trop aux politiques, se perd dans son rôle d’éveilleur des consciences. Elle n’hésite pas à accuser les candidats de l’opposition quant à leur incapacité de prouver les irrégularités comme si pour des journalistes, œuvrer pour la transparence et la crédibilité du scrutin est une affaire des politiciens et non des citoyens qu’ils sont.

Enfin, les Forces de défense et de sécurité (FDS) dont les pratiques et agissements n’honorent pas du tout le pays.

Vous comprenez donc que nous sommes responsables à des degrés différents de la destruction de ce pays que nos ancêtres avaient rêvé pour être une terre de paix et de prospérité partagée. Plus l’alternance s’éloigne, plus nous enfonçons notre patrimoine commun dans l’abîme de l’histoire.  Que l’on soit des tenants du pouvoir ou de l’opposition. La constante est saisissante. Je demeure convaincu que l’élément le plus important est la peur qui anime la très large majorité de la population. Pour les cadres de l’administration publique : la peur de perdre leur emploi/poste de responsabilité ; pour des jeunes : la peur de ne pas être éventuellement recruté dans la fonction publique lors d’un très peu probable concours de recrutement ; pour la population : la peur d’être violentée, emprisonnée voir tuée sans autre forme de procès en manifestant son désaccord contre les irrégularités d’UNIR. En nous comportant ainsi, nous oublions que la peur est la fondation de la dictature.

D’aucuns accusent les participationnistes comme ayant légitimé la victoire de Faure Gnassingbé. Que leur répondez-vous ?

Je trouve ridicule cette affirmation : où trouve-t-il sa légitimité ? Pensent-ils que le Président est plus légitime que l’Assemblée nationale issue des élections législatives de décembre 2018 boycottées par l’opposition ? Je suis un acteur politique qui travaille avec des cadres et des militants qui, en leur âme et conscience, posent des actes mûrement réfléchis. Souffrez que je ne commente pas leurs jugements.  Pour ce qui concerne mon parti ADDI, la question a fait l’objet d’explications claires et précises.

Il y a une polémique autour du verdict. Agbéyomé Kodjo s’estime le vrai vainqueur des urnes, mais c’est Faure Gnassingbé qui est proclamé élu. Dites-nous, qui est le vrai vainqueur de ce scrutin ?

L’ADDI l’a clamé à plusieurs reprises dans les médias. Je suis personnellement intervenu sur ce sujet depuis la dernière semaine de février 2020 : pour l’ADDI et son candidat que j’ai l’honneur d’être, ce qui s’est passé le 22 février 2020 ne peut être considéré comme une élection. Il y a eu trop d’irrégularités, trop de fraudes, trop de violences, trop de bourrage d’urnes, etc. Il est impossible de déterminer un vainqueur ou un perdant à la suite de cette mascarade électorale.

C’est avec amertume que je lis sur les réseaux sociaux des débats stériles sur l’incapacité d’un candidat à publier les procès-verbaux des bureaux de vote pour prouver sa victoire. Je le regrette, surtout parce que ceux qui le lui demandent sont censés être des Togolais, voire des journalistes et donc des citoyens, qui doivent avoir assisté à ce qui s’était passé dans les centres et bureaux de vote le 22 février. Peut-être que je me trompe, le jour d’un scrutin aussi important que celui du 22 février 2020, le travail du journaliste ne se limite pas à aller voter et à rentrer chez lui, mais aussi de faire un petit tour de centres et bureaux de vote. La participation à la sécurisation des votes, à la crédibilité du scrutin et à la proclamation de la vérité du contenu des urnes est de la responsabilité d’abord du citoyen et ensuite de l’homme politique. Lorsqu’on vole, ce n’est pas le candidat seul qui a été volé, mais les électeurs aussi.

Ce qui s’est passé le 22 février n’est pas une élection. Il ne peut donc avoir ni vainqueur ni perdant. Et comme tel qu’on se déclare vainqueur vrai ou supposé est une vue de l’esprit.

Une autre polémique, il est reproché aux autres candidats de l’opposition de n’avoir pas suffisamment soutenu Agbéyomé Kodjo dans la réclamation de la victoire. Cette accusation est-elle légitime ?

Permettez-moi de vous donner une réponse brève à cette question. D’abord je rappelle que l’ADDI n’a jamais hésité à apporter son soutien au candidat et aux militants de la Dynamique Kpodzro lorsque leurs droits en tant que citoyens étaient menacés. A maintes reprises, nous l’avons dit et redit : le candidat Kodjo a réalisé de bonnes performances dans une partie de la Région maritime. Mais pour notre part, comme il n’y a ni perdant ni gagnant de ce simulacre d’élection, je ne vois donc pas comment soutenir quelqu’un. Il est plus important de trouver des moyens pour pouvoir travailler ensemble pour l’annulation de cette élection. Peut-être que c’est chimérique : mais nous n’aurons rien, si nous n’essayons rien.

Quelle est la meilleure stratégie finalement pour arracher l’alternance au Togo ?

Lutter, lutter et continuer toujours de lutter. Nous résigner face à la dictature inhumaine et improductive n’est nullement une option. Il y a des éléments de réponse à votre question dans les facteurs que j’ai avancés plus haut pour expliquer le fait que nous n’ayons pas eu l’alternance en février.

Comme dirait l’autre, nous ne pouvons exposer sur la place publique notre stratégie. Il faut toujours le répéter : l’opposition doit travailler ensemble. Cela ne veut pas dire que nous devons avoir une pensée unique. Avoir un objectif commun (alternance/changement) ne veut pas dire avoir une pensée unique. Nous devons tout faire pour éviter des actions qui nous divisent. Certains d’entre nous sont contre les manifestations de masse ; d’autres pensent que ce sont les marches qui sont des instruments efficaces contre la dictature. Certains pensent à des actions violentes ; d’autres comme moi privilégient l’action non violente : est-ce un crime ? Il se trouve d’ailleurs que parmi ceux qui choisissent l’action violente, beaucoup demeurent constamment chez eux ou derrière leur ordinateur/portable pour prodiguer de « sages » conseils ! Arrêtons de perdre du temps sur ce faux problème de présentation des PV des bureaux de vote par un candidat de l’opposition : c’est un débat stérile.

Les experts et surtout les activistes sur les plateformes devraient faire preuve d’humilité et d’intelligence pour ne plus penser détenir la vérité absolue et cesser de vilipender des militants de partis d’opposition sans preuve et surtout à partir de rumeurs. Nous devons nous concentrer sur le travail de sensibilisation de la population pour lui faire comprendre la pertinence de ce que nous leur proposons : l’alternance/changement. C’est une œuvre qui peut prendre du temps ou non. Mais plus important, nous devons cesser de faire des affirmations gratuites, du genre opposer les jeunes et les moins jeunes. Des jeunes ont marqué l’histoire de l’humanité : Alexandre le Grand et Jésus Christ, étaient dans la trentaine quand ils ont « conquis » le monde. Martin Luther King a eu le prix Nobel de la paix en 1964 alors qu’il avait à peine 35 ans. La Suédoise Greta Thunberg avait à peine 16 ans quand elle est devenue le nouveau visage mondial de la lutte pour le climat et avait failli avoir le prix Nobel de la paix à cet âge en 2019. A 17 ans, la Pakistanaise Malala Yousafzai a eu le prix Nobel de la paix en 2014 pour sa lutte pour la promotion de l’éducation de la fille dans son pays et dans le monde. Elle est la plus jeune lauréate de l’histoire de ce prix. Par contre Mahatma Ghandi a entrepris sa première grande action non violente (la marche du sel) en 1930 lorsqu’il avait 61 ans. Pour avoir mis fin à l’apartheid de manière non-violente en Afrique du Sud, Nelson Mandela a reçu, conjointement avec Frederik De Klerk, le prix Nobel de la paix alors qu’il avait déjà plus de 70 ans.  Chacun a sa partition à jouer.

Ça prendra le temps que cela nécessite, mais il faut arriver à changer le système politique prédateur actuel par un régime politique soucieux d’un Togo démocratique uni et prospère pour tous.

Un 4e mandat de Faure Gnassingbé, qu’est-ce que les Togolais peuvent bien en attendre ?

Que dire ? J’ose espérer que ce 4ème mandat ne sera pas de tout repos. Nous ne devons pas prendre la prestation de serment du 3 mai comme une réalité. Bien qu’il y ait la pandémie du coronavirus, nous ne voyons pas de changement dans la gouvernance de ce pays.

Beaucoup de tueries de civils ces derniers temps. Un petit commentaire ?

C’est regrettable que la violence sur la population et l’assassinat de citoyens deviennent une banalité dans notre pays. La généralisation de cette situation ces derniers jours devient inquiétante : assassinat de pauvres citoyens lors du couvre-feu instauré dans le cadre de la lutte contre la pandémie de la COVID 19 ; assassinat du colonel Madjoulba ; assassinat d’un jeune cette semaine dans le quartier Avédji à Lomé ; etc. Et pourtant, les agents des FDS sont ou devraient être formés pour le maintien de l’ordre sans nécessairement avoir recours à la violence brute. Et ils travaillent ainsi de manière professionnelle lorsqu’ils font partie des missions de maintien de paix et de sécurité des Nations unies ou de la CEDEAO. Pourquoi ne peuvent-ils pas avoir le même comportement et le respect de leurs concitoyens lorsqu’ils sont au pays ? Trouvez la réponse dans l’immunité qui caractérise le régime !

J’invite les concitoyens à faire sur YouTube des recherches relatives à la crise d’Oka au Québec au début des années 90. Des amérindiens du Québec se sont opposés à la transformation de ce qu’ils pensaient être leur propriété foncière en parcours de golfe et en domaine résidentiel. Ils ont érigé des barricades, bloquant un des ponts liant l’île de Montréal à sa rive Sud pendant plus de deux mois. Après l’échec de la sureté du Québec, l’armée et la Gendarmerie royale du Canada ont pris la relève et sont venues à bout de la résistance des amérindiens. Malgré la violence de ces amérindiens, il n’y a pas eu mort. La scène remarquable qui a fait le tour du monde est celle d’un jeune militaire canadien, certainement âgé de moins de 25 ans, toisé par un amérindien plus costaud aux allures menaçantes pendant des minutes. Ce jeune militaire, imperturbable n’a pas fait usage de son arme ; ses collègues ne sont pas intervenus. Impressionnant, n’est-ce pas ? Je suis convaincu que nos FDS peuvent en faire autant. Si elles ont besoin de formation pertinente, qu’elles le disent et cette formation doit être faite de manière urgente. Il est important que ce recours inconsidéré à la violence des FDS cesse avant que l’indiscipline ne commence à y régner et que la population ne commence à les considérer comme ses ennemis.

Je comprends bien que tout ce qui se fait au sein de l’armée, la grande muette, ne peut être mis sur la place publique. Mais l’armée est une institution dans la République et à cet effet doit répondre devant le peuple. Nous demandons à l’Assemblée nationale d’interpeller les directeurs de la Gendarmerie et de la Policie, le ministère de la Défense pour avoir une explication des actes de violence qui deviennent banales depuis quelques semaines.

Un mot de fin ?

La situation actuelle du pays n’arrange personne et ne peut durer indéfiniment.  C’est même une fuite en avant.  L’alternance/changement adviendra nécessairement. D’ailleurs moi je travaillerai à son avènement jusqu’au dernier souffle de vie. Je suis convaincu que même après nous, des personnes de bonne foi maintiendront la flamme du désir de la lumière.

Je voudrais revenir sur le cas de Malala Yousafzai, lauréate du prix Nobel de la paix en 2014. Lorsque les talibans ont pris le contrôle de la localité où elle vivait, ils terrorisaient la population et félicitaient les filles qui n’allaient pas à l’école car l’éducation de la fille était considérée comme un crime. Pour cet enfant de 14 ans environ, il y avait deux options : i) rester silencieuse et attendre d’être tuée ; ou ii) parler haut et fort avant d’être tuée. Elle a choisi la deuxième option : oser parler. En effet, pour cet enfant, il était inadmissible de rester assise et voir l’injustice se poursuivre. Elle a dit que ni les idées, ni les balles des talibans ne vont l’arrêter. En dépit du fait qu’elle et ses camarades filles cachaient leur sac et leurs livres sous leur voile pour aller à l’école et qu’elles se terraient chez elles en raison du couvre-feu imposé par les talibans, le 9 octobre 2012, des talibans cagoulés attaquent le bus scolaire dans lequel elle se trouvait avec ses camarades d’école. Après l’avoir identifiée, l’un d’eux qui est monté à bord du bus, tire sur elle. Elle avait 14 ans et est atteinte à la tête et à l’épaule. Evacuée en Angleterre après les premiers soins dans son pays, elle est guérie. Alors qu’elle était interviewée après qu’elle allait mieux, elle a dit que la balle a tué en elle ses faiblesses, sa peur et son désespoir.

Aux jeunes, je dirai que Malala n’a pas agi sous l’influence de ses parents, de ses professeurs, mais mue par ses seules convictions. Agissez contre la dictature non pas en répondant à l’appel de quel que leader que ce soit, mais parce que vous pensez à vous-mêmes, aux citoyens de votre génération et à vos (futurs) enfants.

Aux Togolais, je dis, en paraphrasant Malala, que nous ne devons pas nous asseoir et laisser l’injustice et la pauvreté se propager car la violence et les balles d’agents des FDS ne doivent pas nous handicaper, mais tuer en nous nos faiblesses, nos désespoirs et notre peur.

 

Propos recueillis par Tino Kossi

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